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Le bon endroit

Voici une autre personne que vous connaissez certainement. Je ne suis pas certain de son nom, mais c’est cet homme d’un âge avancé qui prend sa marche quotidienne, toujours à 13h, ses pas de plus en plus rapprochés, marchant de plus en plus lentement, mais toujours l’œil clair, le sourire charmeur. Celui qui dit bonjour à tout le monde, même s’il ne les connait pas.

Mon bureau est situé sur la rue commerciale, entre un restaurant et un fleuriste. La plupart du temps, je suis seul dans mon petit local, à faire de la rédaction web pour plusieurs compagnies. Je ne pouvais plus le faire de la maison, disons que j’avais besoin de deux espaces distincts. Et il faut dire que je n’habite pas très loin et ça me permet de rencontrer des gens. Ou du moins, de les observer. Comme cet homme âgé qui prend sa marche.

Assis à mon bureau, je fais face à la grande vitrine de mon petit local. J’observe souvent les gens qui viennent promener leur chien au parc juste en face et tous ceux qui passent devant, sur le trottoir. Ça m’inspire. Des rires, des pleurs, des cris de joie, quelques engueulades à l’occasion. Des gens pressés, d’autres avec leur crème glacée. Et cet homme âgé, qui sourit. Lorsqu’il y pense, en passant devant ma vitrine, il m’envoie la main comme on le fait avec une vieille connaissance. Je lui réponds aussi gentiment.

Il emprunte toujours le même trajet. Au coin de la rue, il traverse et continue de l’autre côté, environ une centaine de pieds. Puis, en plein milieu du trottoir, il s’arrête. Toujours au même endroit. Il regarde le ciel, reste ainsi une ou deux bonnes minutes, puis continue son chemin. Je discutais hier avec Layla, la serveuse du resto d’à côté, alors que je dinais sur sa terrasse. Elle a remarqué la même chose. Elle ne connait pas son nom, mais le trouve très gentil. Elle se demande aussi pourquoi il s’arrête toujours au même endroit, mais sans en faire de cas.

Ce midi, j’avais à faire au bureau de poste tout près. En sortant, j’ai pensé au vieil homme et j’ai voulu faire comme lui, pour me sentir bien comme lui, ou du moins, comme il le faisait voir. J’ai donc fait le même trajet que lui, c’était sur mon chemin. Il était presque 13h, il était sur le point de prendre sa marche, je ne voulais pas avoir l’air de le suivre.

J’approchais de l’endroit exacte où il s’arrête un moment à tous les jours. Devant une quincaillerie. De l’autre côté de la rue, un antiquaire, et une banque. Rien de très attrayant, ce qui ajoute au mystère. Puis, j’arrive enfin à l’endroit précis. Je regarde tout autour… rien de remarquable. Je regarde au ciel et je vois… le ciel ! Le même ciel que je peux voir de n’importe où… Puis, je continue mon chemin, je vais au bureau de poste et je reviens.

Sur mon retour, il est presque 13h. J’essaie de me dépêcher parce que j’ai un rendez-vous avec un nouveau client à 13h15 et je veux préparer mes documents avant son arrivée. Puis, en marchant d’un pas décidé, j’aperçois le vieil homme qui arrive dans l’autre sens. Il s’arrête au même endroit où je m’étais arrêté plus tôt. Maintenant que je le voyais de face, je pouvais voir son visage s’illuminer, son sourire s’élargir. Je n’osais pas lui demander ce qu’il pouvait bien trouver à cet endroit, alors je lui ai fait un sourire et j’ai continué mon chemin… Oh, mais pas pour longtemps ! Je suis revenu sur mes pas. À l’endroit précis où il se tenait, une odeur de pain frais arrivait de nulle part. J’ai fermé les yeux, et je me suis rendu compte que j’avais la tête tournée vers le ciel, sourire au visage, profitant de cette odeur réconfortante.

Puis j’entends : « Ça fait du bien, han ? ». Je lui fais signe que oui, comme un enfant excité. Puis, il continue : « Ça vient de la boulangerie Rodrigue, sur l’autre rue. Si on passe à côté, on ne sent presque rien. Mais si on prend du recul, on peut apprécier bien mieux… comme dans bien des situations… À cause de la position des bâtisses et de la cheminée de la boulangerie, le meilleur de l'odeur arrive direct ici. Ils font leur deuxième grosse fournée à cette heure-là. Je passe aussi pour la première fournée, mais tout le monde est encore couché à 5h du matin. La boulangerie, c’était à moi et ma femme. Maintenant, c’est mon fils qui a repris le flambeau. Il fait du bon boulot. Mais depuis que sa mère est décédée, je ne le vois plus. Il est débordé. C’est une grosse entreprise, tsé… Mais tant que le pain sent aussi bon et que les fournées sortent à l’heure, je sais qu’il va bien, et je suis heureux pour lui. ». Puis, il lève la tête vers le ciel, lui fait un clin d’œil et lui envoie un baiser soufflé. Et il me souhaite une bonne journée et continue sa marche en saluant gaiement le quincailler qui vient de sortir de son commerce.

Je reviens vers mon local en me demandant quand j’avais appelé mes parents la dernière fois. Je ne fais pas de pain, j’écris ! Mes parents ne vont quand même pas essayer de sentir les touches de mon clavier depuis la rue d’à côté ! Je les appelle à toutes les semaines… Mais est-ce que j’en fais assez pour les remercier d’être vivant, d’être qui je suis, avec les valeurs que j’ai ? Chose certaine, ils n’auront pas à attendre les fournées pour le savoir…

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