Vous connaissez la belle Jeanne ? Depuis qu’elle est toute petite que tout le monde l’appelle « La belle Jeanne », comme si c’était un seul mot, son nom propre. Et c’est vrai qu’elle est belle Jeanne. Cheveux gris, yeux pétillants, elle respire la bonne humeur et la santé.
Jeanne est grand-mère d’un petit garçon qui a maintenant 12 ans, Sacha. Jeanne me racontait que dernièrement, elle a appelé sa fille pour lui envoyer Sacha à la campagne, qu’elle s’ennuyait. Bien sûr qu’elle acceptât ! Vous y pensez un peu ? Une fin de semaine pas d’enfant, même s’il n’est as turbulant du tout, ça ne se refuse pas ! Surtout quand le mari de Marion, sa fille, est en congé, lui qui travaille souvent les fins de semaine…
Jeanne me disait donc que Sacha et elle sont très proches. Leur activité favorite est sans contredit la grande ballade dans le petit boisé près de la maison. Depuis que Sacha y a rencontré des chevreuils il y a quatre ans, c’est son trajet préféré.
Au milieu du sentier qu’ils empruntent toujours, il y a une grosse roche plate juste de la bonne hauteur pour s’assoir et se reposer en écoutant la nature. Jeanne en profite toujours pour sortir une petite collation à partager avec Sacha. C’est comme un petit rituel. Puis, la belle Jeanne sort machinalement ses tubes de crème de son petit sac à bandoulière. Une crème pour les mains, une pour le visage, et l’autre pour le reste du corps. L’hiver, elle troque cette dernière pour un baume à lèvres.
J’ai souvent remarqué la belle Jeanne sortir ses fameuses crèmes qu’elle traine toujours avec elle, peu importe où elle va. D’ailleurs, comme elle me raconte sa ballade avec son petit-fils, je lui dis : « Je suis certain que la plupart du temps, tu ne te rends même pas compte que tu te mets de la crème. Ça doit être un genre de tic ! hahaha ! ». Elle trouvait ça drôle et comprenait bien qu’on puisse penser ça. Mais elle me dit que justement, c’est à cause de ses crèmes qu’elle voulait me parler de son moment précieux avec Sacha.
Alors qu’elle appliquait sa crème pour les main, tranquillement, en faisant un massage qui peut durer plusieurs minutes, Sacha lui a demandé pourquoi elle traînait toujours ses crème. « Est-ce que c’est parce que t’es vieille et que t’as peur de ratatiner ? Parce que t’es belle, Mamie ! » …
Elle s’est mise à rire et lui a raconté l’histoire de sa mème, Nina Adamiak. Le nom a fait sourire Sacha. Il se demandait bien d’où ça pouvait venir.
La belle Jeanne lui expliqua que sa mère était polonaise. Une beauté rare ! Une femme forte, autant physiquement que de caractère. Nina a été très longtemps enfermée dans un camp de concentration nazi pendant la deuxième guerre mondiale. Jeanne prend le temps d’expliquer à Sacha ce que ça signifiait. Il avait les yeux rond et la bouche entrouverte…
Heureusement, Nina Adamiak s’est sortie de cet enfer sur terre, est partie pour le Canada ou elle a rencontré son mari et a fondé une famille. Elle a eu 6 enfants, dont Jeanne.
Lorsqu’elle était toute petite, la belle Jeanne avait remarqué que sa mère s’appliquait une crème qu’elle faisait elle-même, sur une énorme cicatrice en forme d’hachurage, comme si on avait fait un gros barbeau avec un crayon blanc. Nina a expliqué à Jeanne que c’est l’endroit où on lui avait tatoué son numéro au camp, qu’elle aimait beaucoup mieux avoir une telle cicatrice que le numéro 68592…
Nina, sur le bateau la menant au Canada, voulait se débarrasser de ce tatouage et a voulu s’en charger elle-même. Elle s’est littéralement déchiré la peau en enlevant certains bouts. Voyageant dans des conditions peu salubres, sa plaie s’est vite infectée. Elle a été prise en charge par un infirmier de l’armée canadienne, dès son arrivée. Cet infirmier, c’était le père de la belle Jeanne…
Cette cicatrice, Nina l’aimait et la voyait comme une libération, comme la rencontre avec l’amour. Sans elle, elle n’aurait probablement jamais rencontré son mari et elle était persuadée qu’elle n’aurait pas eu une aussi belle vie par la suite.
Sa cicatrice avait guéri. Elle ne lui faisait pas mal du tout. Elle avait expliqué à Jeanne qu’elle lui préparait une crème maison, parfumée au muguet (son parfum favori) et qu’elle remerciait sa cicatrice tous les jours en prenant soin d’elle. Ce geste en était un de gratitude. Nina avait toujours enseigné à ses enfants d’être reconnaissant pour ce qu’ils avaient, mais aussi et surtout, pour ce qu’ils étaient.
La belle Jeanne respire le bonheur et la santé parce qu’elle se remercie tous les jours. La crème, c’est aussi symbolique que bénéfique. Et maintenant, Sacha comprend. Moi aussi…
Je vois la belle Jeanne et j’ai envie de me remercier plus souvent moi aussi, pour qu’un jour, je dégage autant de sérénité qu’elle.
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